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Petit précis de survie à la Cour de France Volume III - Faire la Cour
Par Francois Noel de Voltaire Imprimé aux despens de l'auteur et se vend
A PARIS A l'Académie Royale de France, Au palais, Vis à vis la porte de l'Eglise de la Ste Chapelle à l'image S. Loiiis.
Avec le privilège du Roy
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Au beau Cardinal, Baron de Nuit St Georges, Duc de Beaujeu et Pair de France, qui su baiser les cimes en ne courtisant que luy-mesme.
Préface
I. Acquérir et conserver la réputation.
C’est l’usufruit de la renommée. La réputation couste beaucoup à acquérir, parce qu’il faut pour cela des qualités éminentes, qui sont aussi rares que les médiocres sont communes ; une fois acquise, il est aisé de la conserver ; elle engage beaucoup, et fait encore davantage. C’est une espèce de majesté, lorsqu’elle s’empare de la vénération, en vertu de la sublimité de sa cause et de sa sphère. Mais la réputation substantielle est celle qui a toujours été bien soutenue.
II. Se servir de bons instruments.
Quelques-uns font consister la délicatesse de leur esprit à en employer de mauvais : point d’honneur dangereux et digne d’une malheureuse issue. L’excellence du ministre n’a jamais diminué la gloire du maistre ; au contraire, tout l’honneur du succès retourne après à la cause principale, et pareillement tout le blasme. La renommée célèbre toujours les premiers auteurs. Elle ne dit jamais : Cet homme a eu de bons ou de mauvais ministres ; mais : Il a été bon, ou mauvais travailleur. Il faut donc tascher de bien choisir ses ministres, puisque c’est d’eux que dépend l’immortalité de la renommée.
III. Se rendre toujours nécessaire.
Ce n’est pas le doreur qui fait un Dieu, c’est l’adorateur. L’homme d’esprit aime mieux trouver des gens dépendants que des gens reconnaissants. Tenir les gens en espérance, c’est courtoisie ; se fier à leur reconnaissance, c’est simplicité. Car il est aussi ordinaire à la reconnaissance d’oublier, qu’à l’espérance de se souvenir. Vous tirez toujours plus de celle-ci que de l’autre. Dès que l’on a bu, l’on tourne le dos à la fontaine ; dès qu’on a pressé l’orange, on la jette à terre. Quand la dépendance cesse, la correspondance cesse aussi, et l’estime avec elle. C’est donc une leçon de l’expérience, qu’il faut faire en sorte qu’on soit toujours nécessaire, et mesme à son prince ; sans donner pourtant dans l’excès de se taire pour faire manquer les autres, ni rendre le mal d’autrui incurable pour son propre intérest.
IV. Se proposer quelque héros, non pas tant à imiter qu’à surpasser.
Il y a des modèles de grandeur, et des livres vivants de réputation. Que chacun se propose ceux qui ont excellé dans sa profession, non pas tant pour les suivre, que pour les devancer. Alexandre pleura, non pas de voir Achille dans le tombeau, mais de se voir luy-mesme si peu connu dans le monde en comparaison d’Achille. Rien n’inspire plus d’ambition que le bruit de la renommée d’autrui. Ce qui étouffe l’envie fait respirer le courage.
V. Agir sans crainte de manquer.
La crainte de ne pas réussir découvre le faible de celuy qui exécute, à son rival. Si, dans la chaleur mesme de la passion, l’esprit est en suspens, dès que ce premier feu sera passé il se reprochera son imprudence. Toutes les actions qui se font avec doute sont dangereuses, il vaudrait mieux s’en abstenir. La prudence ne se contente point de probabilités, elle marche toujours en plein jour. Comment réussirait une entreprise que la crainte condamne dès que l’esprit l’a conçue ?
VI. Penser aujourd’hui pour demain, et pour longtemps.
La plus grande prévoyance est d’avoir des heures pour elle. Il n’y a point de cas fortuits pour ceux qui prévoient ; ni de pas dangereux pour ceux qui s’y attendent. Il ne faut pas attendre qu’on se noie pour penser au danger, il faut aller au-devant, et prévenir par une musre considération tout ce qui peut arriver de pis. L’oreiller est une Sybille muette. Dormir sur une chose à faire vaut mieux que d’estre éveillé par une chose faite.
VII. Les dits et les faits rendent un Homme accompli.
Il faut dire de bonnes choses, et en faire de belles. L’un montre une bonne teste, et l’autre un bon cœur, et l’un et l’autre naissent de la supériorité de l’esprit. Les paroles sont l’ombre des actions. La parole est la femelle, et faire est le masle. Il vaut mieux être le sujet du panégyrique que le panégyriste. Il vaut mieux recevoir des louanges que d’en donner. Le dire est aisé, le faire est difficile. Les beaux faits sont la substance de la vie, et les beaux mots en sont l’ornement.
VIII. Entrer sous le voile de l’intérest d’autruy, pour rencontrer après le sien.
C’est un stratagème très propre à faire obtenir ce que l’on prétend ; les directeurs mesme enseignent cette sainte ruse pour ce qui concerne le salut. C’est une dissimulation très importante, attendu que l’utilité qu’on se figure sert d’amorce pour attirer la volonté. Il semble à autruy que son intérest va le premier, et ce n’est que pour ouvrir le chemin à la prétention. Il ne faut jamais entrer à l’étourdi, mais surtout où il y a du danger au fond. Et lorsqu’on a affaire à ces gens dont le premier mot est toujours : non, il ne leur faut pas montrer où l’on vise, de peur qu’ils ne voient les raisons de ne pas accorder ; et principalement quand on pressent qu’ils y ont de la répugnance.
IX. Traiter toujours avec des gens soigneux de leur devoir.
On peut s’engager avec eux, et les engager ; leur devoir est leur meilleure caution, lors mesme qu’on est en différend avec eux : car ils agissent toujours selon ce qu’ils sont. Et, d’ailleurs, il vaut mieux combattre contre des gens de bien que de triompher de malhonnestes gens. Il n’y a point de susreté à traiter avec les méchants, parce qu’ils ne se trouvent jamais obligés à ce qui est juste et raisonnable ; c’est pourquoi il n’y a jamais de vraie amitié entre eux ; et quelque grande que semble estre leur affection, elle est toujours de bas aloy, parce qu’elle n’a aucun principe d’honneur.
X. Se servir d’esprits auxiliaires.
C’est où consiste le bonheur des grands que d’avoir auprès d’eux des gens d’esprit qui les tirent de l’embarras de l’ignorance en leur débrouillant les affaires. L’homme a beaucoup à savoir, et peu à vivre ; et il ne vit pas s’il ne sait rien. C’est donc une singulière adresse d’étudier sans qu’il en couste, et d’apprendre beaucoup en apprenant de tous. Après cela, vous voyez un homme parler dans une assemblée par l’esprit de plusieurs ; ou plutost ce sont autant de sages qui parlent par sa bouche, qu’il y en a qui l’ont instruit auparavant.
XI. Sympathiser avec les grands hommes.
C’est une qualité de héros que d’aimer les héros ; c’est un instinct secret que la nature donne à ceux qu’elle veut conduire à l’héroïsme. Il y a une parenté de cœurs et de génies, et ses effets sont ceux que le vulgaire ignorant attribue aux enchantements. Cette sympathie n’en demeure pas à l’estime, elle va jusqu’à la bienveillance, d’où elle arrive enfin à l’attachement ; elle persuade sans parler, elle obtient sans recommandation. Il y en a une active et une passive, et plus elles sont sublimes, plus elles sont heureuses. L’adresse est de les connaistre, de les distinguer, et d’en savoir faire l’usage qu’il faut. Sans cette inclination, tout le reste ne sert de rien.
XII. Ne s’engager point avec qui n’a rien à perdre.
C’est combattre à forces inégales, car l’autre entre en lice sans embarras. Comme il a perdu toute honte, il n’a plus rien à perdre, ni à ménager ; et ainsi il se jette à corps perdu dans toutes sortes d’extravagances. La réputation, quy est d’un prix inestimable, ne se doit jamais exposer à de sy grands risques. Après avoir cousté beaucoup d’années à acquérir, elle vient à se perdre en un moment. Il ne faut qu’un petit vent pour geler une abondante sueur. La considération d’avoir beaucoup à perdre retient un homme prudent. Dès qu’il pense à sa réputation, il envisage le danger de la perdre.
XIII. Se mesurer selon les gens.
Il ne faut pas se piquer également d’habileté avec tous, ny employer plus de forces que l’occasion n’en demande. Point de profusion de science ni de puissance. Le bon fauconnier ne jette de manger au gibier que ce qui est nécessaire pour le prendre. Gardez-vous bien de faire ostentation de tout, car vous manqueriez bientost d’admirateurs. Il faut toujours garder quelque chose de nouveau pour paraistre le lendemain. Chaque jour, chaque échantillon ; c’est le moyen d’entretenir toujours son crédit, et d’être d’autant plus admiré qu’on ne laisse jamais voir les bornes de sa capacité.
XIV. Ne se point ouvrir, ni déclarer.
L’admiration que l’on a pour la nouveauté est ce qui fait estimer les succès. Il n’y a point d’utilité, ni de plaisir, à jouer à jeu découvert. C’est le moyen de tenir les esprits en suspens, surtout dans les choses importantes, qui font l’objet de l’attente universelle. Cela fait croire qu’il y a du mystère en tout, et le secret excite la vénération. Dans la manière de s’expliquer, on doit éviter de parler trop clairement ; et, dans la conversation, il ne faut pas toujours parler à cœur ouvert. Le silence est le sanctuaire de la prudence.
XV. Procéder quelquefois finement, quelquefois rondement.
La vie humaine est un combat contre la malice de l’homme mesme. L’homme adroit y emploie pour armes les stratagèmes de l’intention. Il ne fait jamais ce qu’il montre avoir envie de faire ; S’il dit un mot, c’est pour amuser l’attention de ses rivaux, et, dès qu’elle est occupée à ce qu’ils pensent, il exécute aussitost ce qu’ils ne pensaient pas. Celuy donc qui veut se garder d’estre trompé prévient la ruse. Il entend toujours le contraire de ce qu’on veut qu’il entende, et, par là, il découvre incontinent la feinte. Il laisse passer le premier coup, pour attendre de pied ferme le second, ou le troisième. Et puis, quand son artifice est connu, il raffine sa dissimulation, en se servant de la vérité mesme pour tromper. Il change de jeu et de batterie, pour changer de ruse. Son artifice est de n’en avoir plus, et toute sa finesse est de passer de la dissimulation précédente à la candeur.
XVI. Trouver le faible de chacun.
C’est l’art de manier les volontés et de faire venir les hommes à son but. Il y va plus d’adresse que de résolution à savoir par où il faut entrer dans l’esprit de chacun. Il n’y a point de volonté qui n’ait sa passion dominante ; et ces passions sont différentes selon la diversité des esprits. Tous les hommes sont idolastres, les uns de l’honneur, les autres de l’intérest, et la plupart de leur plaisir. L’habileté est donc de bien connaistre ces idoles, pour entrer dans le faible de ceux qui les adorent : c’est comme tenir la clef de la volonté d’autrui.
XVII. Conserver la majesté propre à son état.
Que toutes tes actions soient, sinon d’un prince, du moins dignes d’un prince à proportion de ton état : c’est-à-dire procède royalement, autant que ta fortune te le peut permettre. De la grandeur à tes actions, de l’élévation à tes pensées. afin que, si tu n’es pas prince en effet, tu le sois en mérite ; car la vraie grandeur consiste en la vertu. Celuy-là n’aura pas lieu d’envier la grandeur, qui pourra en être le modèle. Mais il importe principalement à ceux qui sont sur le trône, ou qui en approchent, de faire quelque provision de la vraie supériorité, c’est-à-dire des perfections de la majesté, plutost que de se repaistre des cérémonies que la vanité et le luxe ont introduites. Ils doivent préférer le solide de la substance au vide de l’ostentation.
XVIII. Avoir du sang aux ongles.
Quand le lion est mort, les lièvres ne craignent pas de l’insulter. Les braves gens n’entendent point raillerie. Quand on ne résiste pas la première fois, on résiste encore moins la seconde, et c’est toujours de pis en pis ; car la mesme difficulté, qui se pouvait surmonter au commencement, est plus grande à la fin. La vigueur de l’esprit surpasse celle du corps, il la faut toujours tenir preste, ainsi que l’épée, pour s’en servir dans l’occasion ; c’est par où l’on se fait respecter. Plusieurs ont eu d’éminentes qualités, qui, faute d’avoir eu du cœur, ont passé pour morts, ayant toujours vécu ensevelis dans l’obscurité de leur abandonnement. Ce n’est pas sans raison que la nature a joint dans les abeilles le miel et l’aiguillon, et pareillement les nerfs et les os dans le corps humain. Il faut donc que l’esprit ait aussi quelque mélange de douceur et de fermeté.
XIX. Se bien garder de vaincre son maistre
Toute supériorité est odieuse ; mais celle d’un sujet sur son prince est toujours folle, ou fatale. L’homme adroit cache des avantages vulgaires, ainsi qu’une femme modeste déguise sa beauté sous un habit négligé. Il se trouvera bien qui voudra céder en bonne fortune, et en belle humeur ; mais personne qui veuille céder en esprit, encore moins un souverain. L’esprit est le roi des attributs, et, par conséquent, chaque offense qu’on lui fait est un crime de lèse-majesté. Les souverains le veulent estre en tout ce qui est le plus éminent. Les princes veulent bien estre aidés, mais non surpassés. Ceux qui les conseillent doivent parler comme des gens qui les font souvenir de ce qu’ils oubliaient, et non point comme leur enseignant ce qu’ils ne savaient pas.
XX. Faire, et faire paraistre.
Les choses ne passent point pour ce qu’elles sont, mais pour ce qu’elles paraissent estre. Savoir faire, et le savoir montrer, c’est double savoir. Ce qui ne se voit point est comme s’il n’était point. La raison mesme perd son autorité, lors qu’elle ne paraît pas telle. Il y a bien plus de gens trompés que d’habiles gens. La tromperie l’emporte hautement, d’autant que les choses ne sont regardées que par le dehors. Bien des choses paraissent toutes autres qu’elles ne sont. Le bon extérieur est la meilleure recommandation de la perfection intérieure.
Nota. Imprimé à 30 Exemplaires, On pourra se procurer au besoin , cet ouvrage , A l'Académie Royale de France, Au palais, Vis à vis la porte de l'Eglise de la Ste Chapelle, à l'image S. Loiiis. Exemplaire 1/30. En librairie à l'Académie Royale de France.
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