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Petit précis de survie à la Cour de France Volume II - Savoir la Cour
Par Francois Noel de Voltaire Imprimé aux despens de l'auteur et se vend
A PARIS A l'Académie Royale de France, Au palais, Vis à vis la porte de l'Eglise de la Ste Chapelle à l'image S. Loiiis.
Avec le privilège du Roy
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Au beau Cardinal, Baron de Nuit St Georges, Duc de Beaujeu et Pair de France, qui su baiser les cimes en ne courtisant que luy-mesme.
Préface
I. Savoir cultiver et embellir.
L’homme naist barbare, il ne se rachète de la condition des bestes que par la culture ; plus il est cultivé, plus il devient homme. C’est à l’égard de l’éducation que la Grèce a eu droit d’appeler barbare tout le reste du monde. Il n’y a rien de si grossier que l’ignorance ; ni rien qui rende sy poly que le savoir. Mais la science mesme est grossière, si elle est sans art. Ce n’est pas assez que l’entendement soit éclairé, il faut aussy que la volonté soit réglée, et encore plus la manière de converser. Il y a des hommes naturellement polis, soit pour la conception, ou pour le parler ; pour les avantages du corps, qui sont comme l’écorce ; ou pour ceux de l’esprit, qui sont comme les fruits. Il y en a d’autres, au contraire, si grossiers que toutes leurs actions, et quelquefois mesme de riches talents qu’ils ont sont défigurés par la rusticité de leur humeur.
II. Savoir reconnaistre parfaitement son génie, son esprit, son cœur, et ses passions.
L’on ne saurait estre maistre de soi-mesme que l’on ne se connaisse à fond. Il y a des miroirs pour le visage, mais il n’yen a point pour l’esprit. Il y faut donc suppléer par une sérieuse réflexion sur soi-mesme. Quand l’image extérieure s’échappera, que l’intérieure la retienne et la corrige. Mesure tes forces et ton adresse avant que de rien entreprendre ; connais ton activité pour t’engager ; sonde ton fonds, et sache où peut aller ta capacité pour toutes choses.
III. Savoir traiter avec ceux de qui l’on peut apprendre.
La conversation familière doit servir d’école d’érudition et de politesse. De ses amis, il en faut faire ses maistres, assaisonnant le plaisir de converser de l’utilité d’apprendre. Entre les gens d’esprit la jouissance est réciproque. Ceux qui parlent sont payés de l’applaudissement qu’on donne à ce qu’ils disent ; et ceux qui écoutent, du profit qu’ils en reçoivent. Notre intérest propre nous porte à converser. L’homme d’entendement fréquente les bons courtisans, dont les maisons sont plutost les théâtres de l’héroïsme que les palais de la vanité.
IV. Savoir user de ses amis.
Il y va de grande adresse. Les uns sont bons pour s’en servir de loin ; et les autres pour les avoir auprès de soy. Tel quy n’a pas été bon pour la conversation, l’est pour la correspondance. L’éloignement efface certains défauts que la présence rendait insupportables. Dans les amis, il n’y faut pas chercher seulement le plaisir, mais encore l’utilité. L’ami doit avoir trois qualités du bien, ou, comme disent les autres, de l’estre : l’unité, la bonté, la vérité ; d’autant que l’ami tient lieu de toutes choses. Il y en a très peu qui puissent estre donnés pour bons ; et, de ne les savoir pas choisir, le nombre en devient encore plus petit. Les savoir conserver est plus que de les avoir su faire.
V. Savoir ne pas abuser de la faveur.
Les grands amis sont pour les grandes occasions. Il ne faut pas employer beaucoup de faveur en des choses de peu d’importance, ce serait la dissiper. L’ancre sacrée est toujours gardée pour la dernière extrémité. Si l’on prodigue le beaucoup pour le peu, que restera-t-il pour le besoin à venir ? Aujourd’hui, il n’y a rien de meilleur que les protecteurs, ni rien de plus précieux que la faveur ; elle fait et défait, jusqu’à donner de l’esprit, et à l’oster. La fortune a toujours été aussi marâtre aux sages que la nature et la renommée leur ont été favorables. Il vaut mieux savoir conserver ses amis que ses biens.
VI. Savoir s’accommoder à toutes sortes de gens.
Sage est le Protée qui est saint avec les saints, docte avec les doctes, sérieux avec les sérieux, et jovial avec les enjoués. C’est là le moyen de gagner tous les cœurs, la ressemblance étant le lien de la bienveillance. Discerner les esprits, et, par une transformation politique, entrer dans l’humeur et dans le caractère de chacun, c’est un secret absolument nécessaire à ceux qui dépendent d’autruy ; mais il faut pour cela un grand fonds. L’homme universel en connaissance et en expérience a moins de peine à s’y faire.
VII. Savoir se faire aux humeurs de ceux avec qui l’on a à vivre.
L’on s’accoutume bien à voir de laids visages, on peut donc s’accoutumer aussi à de méchantes humeurs. Il y a des esprits revesches, avec quy, ny sans quy l’on ne saurait vivre. C’est donc prudence que de s’y accoutumer, comme l’on fait à la laideur, pour n’en estre pas surpris ny épouvanté dans l’occasion. La première fois ils font peur, mais l’on s’y fait peu à peu, la réflexion prévenant ce qu’il y a de rude en eux, ou du moins aidant à le tolérer.
VIII. Savoir ne se plaindre jamais.
Les plaintes ruinent toujours le crédit ; elles excitent plutost la passion à nous offenser que la compassion à nous consoler ; elles ouvrent le passage à ceux qui les écoutent, pour nous faire la mesme chose que ceux de qui nous nous plaignons ; et la connaissance de l’injure faite par le premier sert d’excuse au second. Quelques uns, en se plaignant des offenses passées, donnent lieu à celles de l’avenir ; et, au lieu du remède et de la consolation qu’ils prétendent, ils donnent du plaisir aux autres, et s’attirent mesme leur mépris.
IX. Savoir connaistre les jours malheureux.
Car il y en a où rien ne réussira. Tu auras beau changer de jeu, tu ne changeras point de sort. C’est au second coup qu’il faudra prendre garde si l’on a le sort favorable, ou contraire. L’entendement mesme a ses jours ; car il ne s’est encore vu personne qui fust habile à toutes heures. Il y va de bonheur à raisonner juste, comme à bien écrire une lettre. Toutes les perfections ont leur saison, et la beauté n’est pas toujours de quartier. La discrétion se dément quelquefois, tantost en cédant, tantôt en excédant. Enfin, pour bien réussir, il faut estre de jour. Comme tout réussit mal aux uns, tout réussit bien aux autres, et mesme avec moins de peine et de soin.
X. Savoir tirer profit de ses ennemis.
Toutes les choses se doivent prendre, non par le tranchant, ce qui blesserait, mais par la poi gnée, qui est le moyen de se défendre ; à plus forte raison l’envie. Le sage tire plus de profit de ses ennemis que le fou n’en tire de ses amis. Les envieux servent d’aiguillon au sage à surmonter mille difficultés, au lieu que les flatteurs en détournent souvent. Plusieurs sont redevables de leur fortune à leurs envieux. La flatterye est plus cruelle que la haine, d’autant qu’elle pallie des défauts où celle-ci fait remédier. Le sage se fait de la haine de ses envieux un miroir où il se voit bien mieux que dans celui de la bienveillance. Ce miroir lui sert à corriger ses défauts, et par conséquent à ’prévenir la médisance ; car on se tient fort sur ses gardes quand on a des rivaux ou des ennemis pour voisins.
XI. Savoir ne point donner dans l’humeur vulgaire.
C’est un grand homme que celui qui ne donne point d’entrée aux impressions populaires. C’est une leçon de prudence de réfléchir sur soi-mesme, de connaistre son propre penchant, et de le prévenir, et d’aller mesme à l’autre extrémité pour trouver l’équilibre de la raison entre la nature et l’art. La connaissance de soi-mesme est le commencement de l’amendement. Il y a des monstres d’impertinence qui sont tantost d’une humeur, tantost d’une autre, et qui changent de sentiments comme d’humeur. Ils s’engagent à des choses toutes contraires, se laissant toujours entraisner à l’impétuosité de ce débordement civil qui ne corrompt pas seulement la volonté, mais encore la connaissance et le jugement.
XII. Savoir eviter le trop de familiarité dans la conversation.
Il n’est à propos ny de la pratiquer, ny de la souffrir. Celui qui se familiarise perd aussitost la supériorité que luy donnait son air sérieux, et, par conséquent, son crédit. Les astres se conservent dans leur splendeur parce qu’ils ne se commettent point avec nous. En se divinisant, l’on s’attire du respect ; en s’humanisant, du mépris. Plus les choses humaines sont communes, moins elles sont estimées ; car la communication découvre des imperfections que la retraite couvrait. Il ne se faut populariser avec personne : point avec ses supérieurs, à cause du danger, ni avec ses inférieurs, à cause de l’indécence ; encore moins avec les petites gens, que l’ignorance rend insolents.
XIII. Savoir entretenir l’attente d’autrui.
Le moyen de l’entretenir est de lui fournir toujours de nouvelle nourriture. Le beaucoup doit promettre davantage ; une grande action doit servir d’aiguillon à d’autres encore plus grandes. Il ne faut pas tout montrer dès la première fois. C’est un coup d’adresse de savoir mesurer ses forces au besoin et au temps, et de s’acquitter de jour en jour de ce que l’on doit à l’attente publique.
XIV. Savoir parler net.
Cela montre non seulement du dégagement, mais encore de la vivacité d’esprit. Quelques-uns conçoivent bien, et enfantent mal ; car, sans la clarté, les enfants de l’asme, c’est-à-dire les pensées et les expressions, ne sauraient venir au jour.
XV. Savoir refuser.
Tout ne se doit pas accorder, ni à tous. Savoir refuser est d’aussi grande importance que savoir octroyer ; et c’est un point très nécessaire à ceux qui commandent. Il y va de la manière. Un non de quelques-uns est mieux reçu qu’un oui de quelques autres, parce qu’un non assaisonné de civilité contente plus qu’un oui de mauvaise grasce. Il y a des gens qui ont toujours un non à la bouche, le non est toujours leur première réponse, et, quoiqu’il leur arrive après de tout accorder, on ne leur en sait point de gré, à cause du non mal assaisonné qui a précédé. Il ne faut pas refuser tout-à-plat, mais faire goûter son refus à petites gorgées, pour ainsi dire. Il ne faut pas non plus tout refuser, de peur de désespérer les gens, mais au contraire laisser toujours un reste d’espérance pour adoucir l’amertume du refus.
Nota. Imprimé à 30 Exemplaires, On pourra se procurer au besoin , cet ouvrage , A l'Académie Royale de France, Au palais, Vis à vis la porte de l'Eglise de la Ste Chapelle, à l'image S. Loiiis. Exemplaire 1/30. En librairie à l'Académie Royale de France.
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